La bataille de Chramne contre Clotaire Ier - document 1

CARNAC


DÉFAITE DE CHRAMNE PAR CLOTAIRE Ier. - 560


Ce drame émouvant a été bien souvent raconté plus ou moins exactement. Grégoire de Tours (1) nous en donne, avec l'autorité d'un contemporain, un récit détaillé, dont les œuvres postérieures ne sont guère que de pâles imitations ou des abréviations plus ou moins développées.

Après avoir exposé les ennuis causés au roi de Soissons et d'Austrasie par son fils révolté, il nous dit comment celui-ci, se voyant privé de son principal soutien par la mort, en 558, de son oncle Childebert, roi de Paris, fut, avec sa femme Chalda, fille de Willichaire, duc d'Aquitaine, demander asile et secours au prince des Bretons du Bas-Vannetais. (Le Haut-vannetais, de vannes à la Vilaine, était encore, à cette époque, au pouvoir des francs).

A cette nouvelle, Clotaire « grinçant des dents (frendens), (je traduis le grand historien), s'élance avec son armée contre Chramne, en Bretagne. Mais celui-ci ne craignit pas de marcher contre son père. Les deux armées s'étant rencontrées sur le terrain (dans l'après-midi vraisemblablement), et Chramne ayant le premier attaqué son père avec les Bretons, le jour, en tombant, interrompit le combat. »

« Le soir, le chef des Bretons, Conober (pris de scrupules), crut devoir dire à son allié : Il ne me semble pas juste que tu tires l'épée contre l'auteur de tes jours. Laisse-moi cette nuit me jeter sur lui; je lui ferai mordre la poussière avec tous ses guerriers; ce à quoi Chramne ne consentit pas, sans doute, par inspiration de Dieu (qui voulait sa perte). »

« Le lendemain, au lever du soleil, les deux camps prirent les armes. Le roi Clotaire va combattre son fils, comme autrefois David Absalon, la mort dans l'âme, répétant cette touchante prière : Seigneur, jetez sur votre serviteur un regard du haut du ciel et soyez mon juge, car j'ai la douleur d'être cruellement offensé par mon fils. Voyez et, dans votre justice éternelle, rendez, en ma faveur, le jugement que vous prononçates jadis entre Absalon et son père David. »

Au choc des deux armées, le comte breton fût mis le premier en déroute et resta sur le champ de bataille. Après une lutte désespérée, Chramne, à son tour, fut obligé de battre en retraite vers des navires préparés pour le recevoir en cas de défaite (2). Mais s'étant arrêté chevaleresquement pour essayer de reprendre à l'ennemi  sa femme et ses filles, tombées en son pouvoir, écrasé par les forces paternelles, il fut pris et chargé de chaînes.

En l'apprenant, Clotaire ordonna de livrer aux flammes ses enfants rebelles. Chramne fut lié brutalement, étendu de son long sur un banc, à l'aide d'un mouchoir, dans la hutte d'un pauvre paysan (tugurium), à laquelle on mit le feu, où il périt avec sa femme et ses deux jeunes filles [3].

Ce tableau vivant n'a pas besoin de commentaires. Il porte dans sa précision son cachet d'authenticité. On dirait un récit recueilli par l'historien de la bouche même d'un témoin oculaire.

Marius, évêque d'Avenches, autre contemporain [4], affirme, qu'à la suite de cette bataille la contrée fut dévastée par les vainqueurs (5).

Aucun document ancien ne précise le lieu de cet événement majeur. Quelques modernes seuls ont prétendu le placer aux environs de Dol, où aurait existé un monastère nommé Taurac, supposé, sans preuve, détruit par les Francs après leur  victoire. M. de la Borderie a depuis longtemps mis à néant cette hypothèse (6). Impossible d'admettre que les Francs, partis de Nantes et de Rennes, aient pu aller chercher Conober, prince de la partie de la cité des Vénètes comprise en l'Ellé et la rivière d'Auray, dans le pays de Dol, en pleine Domnonée, Etat absolument distinct du Vannetais.

La détermination de la situation, jusqu'ici ignorée, du monastère de Taurac voisin du champ de bataille, donnerait la solution du problème. Nous croyons pouvoir y arriver.

La vie de saint Ethbin, transcrite au XIe siècle dans le manuscrit du Cartulaire de l'abbaye de Landévennec publié récemment par M. de la Borderie, pour la Société Archéologique du Finistère, nous apprend qu'après avoir reçu le diaconat, à Dol, des mains de saint Samson, ce personnage prit l'habit religieux dans un monastère nommé Taurac, gouverné par un certain saint Similien.

Celle que les nouveaux Bollandistes ont imprimée (7) sur des copies prises aux siècles derniers, par les anciens, sur les originaux des abbayes de Marcbienne et d'Anchin, en Flandre, donnent la même leçon.

L'une et l'autre disent, presque dans les mêmes termes, que le jeune moine novice fut mis par son abbé sous la direction d'un de ses Pères, prêtre, appelé Guénolé, dont il allait chaque jour servir la messe à un oratoire situé à un mille du monastère. Ethbin quitta Taurac à la suite de sa dévastation par les Francs, mais Guénolé y mourut soit avant, soit après cet événement, et ses reliques y restèrent jusques à leur translation, lors des invasions normandes, probablement en 878, à Montreuil-sur-Mer, en Ponthieu, où elles ont été l'objet d'une vénération particulière jusqu'à leur destruction en 1793. On y conservait dans l'église abbatiale de Saint-Sauve, avec la plus grande partie de ses ossements, son aube de lin, sa chasuble, sa cloche à main, semblable à celles dont usaient les supérieurs des monastères primitifs bretons et gaëliques insulaires et continentaux. Il y était aussi représenté en sculpture, la crosse dans la main droite, la cloche dans la gauche et des poissons aux pieds (8), d'où on peut présumer qu'il fut abbé, sans doute, à Taurac (9), après Saint-Similien, dont il n'est plus parlé après la simple mention de son existence, lors de la prise d'habit de saint Ethbin.

Il parait avoir dû sa renommée, très grande dans le nord de la France et des Pays-Bas, à la vulgarisation, par la reproduction des actes primitifs apportés avec ses reliques à Montreuil, d'un miracle insigne dont il fut favorisé, en récompense d'un acte de charité héroïque que tous les documents connus racontent de la manière suivante :

Un jour que Guénolé revenait au monastère, accompagné de son élève bien-aimé, après avoir dit sa messe habituelle dans son oratoire, par l'ordre de son abbé, à l'intention des morts et des vivants, il rencontra couché sur la terre, en proie à d'horribles souffrances, un pauvre lépreux le suppliant de le débarrasser de la pourriture obstruant ses fosses nasales, au point de l'étouffer. Son diacre Ethbin ayant levé debout, à bras le corps, le malade incapable de se mouvoir, il essaya à l'aide des doigts de lui rendre le service demandé. Mais l'opération occasionnant au patient des douleurs intolérables et lui faisant pousser des cris déchirants, le saint homme, à sa supplication, n'hésita pas à le soulager, en aspirant doucement de ses lèvres ces ulcérations dégoûtantes.

Elles se changèrent dans sa boouche, dit la légende, en une pierre précieuse, et les deux compagnons émerveillés virent briller en même temps sur la tête du lépreux une croix, leur montrant qu'Ethbin avait l'inapréciable faveur de tenir embrassé le seigneur Jésus en personne qui leur dit : « Vous n'avez pas eu honte, mes bons serviteurs, de me secourir dans mes douleurs, je ne manquerai pas non plus, moi, de vous reconnaître au ciel. Votre héritage est avec moi, et tous ceux qui s'adresseront à vous, dans leurs prières, obtiendront une part de mon royaume éternel, » et disparut, accompagné du concert des anges, dans le ciel entr'ouvert à leurs yeux ravis.

On ne sait pas autre chose des actions de ce saint Guénolé, sinon qu'il mourut au monastère de Taurac. Or, au village de Coëtatous (Coët-ar-Touz, le bois des herbes à foin), dont le nom atteste l'existence d'un de ces massifs forestiers, où les anciens moines aimaient tant à se retirer, dans la commune de Carnac, dont Taurac a pu très facilement dériver par une simple erreur de plume des copistes des manuscrits primitifs des actes de saint Ethbin, que nous n'avons plus (10), se trouve une chapelle sous le vocable d'un saint Guénolé, possédant en 1857, lors de notre dernière visite, un sarcophage en granit, semblable à ceux connus de tous les saints de notre pays des VIe et VIIe siècle.

A huit cents mètres environ (juste les mille pas des actes de saint Ethbin cités plus haut), est un village nommé le Moustoir (Mouster, monasterium, nom caractéristique, en Bretagne, des établissements monastiques antérieurs aux invasions normandes et à la rénovation sociale du XIe siècle). Sur le sentier reliant les deux localités, une rangée de gros blocs de pierre, destinée à faciliter aux piétons, lors des crues d'eau, le franchissement d'un ruisseau tombant dans l'étang dit de Gouyanzeur, porte le nom de Pont-er-Manac'h (Pont-du-Moine).

Nous avons, à la même époque, recueilli sur les lieux la tradition immémoriale de l'existence d'un établissement religieux attribué, à la vérité, aux moines rouges, comme dans la plupart des endroits du pays où se montrent des vestiges de constructions caractérisées par des débris de tuiles romaines.

Nous connaissions l'existence de ces vestiges, dont M. James Miln, dans le beau volume où il a consigné ses précieuses fouilles et observations dans la commune, a indiqué la position, tout prés du village. On peut, sans invraisemblance, y voir les restes du monastère auquel le lieu doit sa dénomination, l'étude des monuments ayant démontré la persistance chez nous des procédés de construction gallo-romaine jusqu'au Xe siècle inclusivement (11).

Il faudrait un scepticisme dépassant les bornes d'une saine logique pour ne pas reconnaître ici la parfaite concordance des circonstances locales avec les documents écrits.

Le Moustoir de Carnac est bien l'emplacement du monastère sanctifié au VIe siècle par la résidence des trois saints, Similien, Ethbin et Gwénolé. Le tombeau de ce dernier toujours vénéré, après plus de douze siècles, par les descendants de ses compatriotes, en serait à lui seul une preuve suffisante. Quant à la fameuse bataille de 560, entre Chramne et Conober d'une part, et le roi Clhotaire, de l'autre, on ne saurait non plus trouver un site répondant mieux aux exigences de la plus sévère critique.

Le territoire de Carnac couvert, du côté de la ville de Vannes, encore, à cette époque, au pouvoir des Gallo-Francs, par la double défense stratégique des rivières d'Auray et de Crac'h, était certainement le point stratégique le mieux disposé pour l'établissement du poste militaire principal du Tygern des clans carnubiens orientaux (12) du VIe siècle, venus avec leur nom insulaire du nord de la Grande-Bretagne, comme leur illustre et savant compatriote saint Gildas de Rhuys.

Une vaste plaine de landes, à l'ouest du Moustoir, offrait les meilleures conditions pour le déploiement des deux armées, à deux kilomètres seulement de l'excellent mouillage de Kerisper, dans la rivière de Crac'h, d'où les navires, préparés en cas de défaite par Conober, et Chramne, toujours à flot, pouvaient sortir à toute heure de la marée et les transporter, avec leurs trésors, en sûreté dans les îles de la baie de Quiberon, Belz-Enes (l'île du Pou-Belz, pagus dont elle dépendait), aujourd'hui Belle-Ile, Houat, Hædic et Quiberon même (Québeroen), alors insulaire.

Sur ce point, les textes s'accordent encore très bien avec la topographie. Nous croyons donc être en droit d'affirmer que ce fut près du Moustoir de Carnac, dont on a fait à tort un monasterium Tauracense introuvable, que périt le prince Chramne, vaincu par son père Clotaire, à la suite d'une bataille, dont le véritable nom est celui de bataille de Carnac.


Nous n'ignorons pas que plusieurs commentateurs respectables ont placé la dévastation qui força saint Ethbin à s'expatrier à la suite d'une bataille, de 578 à 590, pendant la lutte de Waroc II pour la conquête du Haut Vannetais sur Chilpéric et Frédegonde. Mais les documents contemporains, plaçant ces combats près de la Vilaine et de l'Oust, dans le territoire envahi, que le prince breton réussit à conserver, au moins à titre de bénéfice tributaire, cette opinion nous paraît au moins inadmissible.

Elle n'infirmerait d'ailleurs en rien nos conclusions, deux batailles pouvant très bien avoir ét livrées au même endroit, à des époques différentes.


C. DE KERANFLEC'H-KERNEZNE.


(1) Historia Francorum, lib. IV.

(2) Ce fait résulte clairement du texte de Grégoire de Tours et de celui du moine de Fleuri, Aimoin, écrivant à la fin du Xe siècle : « Nam (Clotarius), superior bello factus, Britannos usque ad refugia navium quas, ad hos usus paraverant, ut, si adversa bellorum forent, eo se conferrent, persecutus, maximam eis stragem dedit. Aymoini monachi. De gestis Francorum, lib II, cap. 30 apud Duchesne, t. III, p. 43. Cité par la Borderie, Biogr. bretonne de Levot, tome I, p. 440.

(3) Grégoire de Tours, Historia francorum, livre IV, chap. 20. D. Morice, Pr., t. I, 198.

(4) Il souscrivit, en 588, les actes du concile convoqué par Gontran, roi de Bourgogne. - Moreri, - Dict. historique, Art. Avenches.

(5) Anno 560, Chramnus, post sacramenta quæ patri dederat, ad Britannos petiit et moliens regnum patris invadere, adversus ipsum, cum Britannis movere ausus est multaque loca graviter depredædavit. Ad cujus insaniam reprimendam pater, cum exercitu, properavit et, interfecto comite Britannorum, Chramnum vivum cœpit incensumque, cum uxore et filiis, totius regionis incidit excidium.

Marii Aventicencis episcopi, Chronicon, - apud D. Morice. Pr., t.I, 203.

(6) Voir Biographie Bretonne de Levot. - Vannes, Cauderan, 1852, tome I, page 443, Art. Conober.

(7) Acta Sanctorum, tome VIII, d'octobre, p. 474 et suiv.

(8) Bollandistes, tomes VIII d'octobre, loco citato.

(9) A moins qu'on ne préfère attribuer tous ces précieux monuments à saint Gwénolé, abbé de Laudévenec, un des plus illustres instituteurs du monachisme breton. Depuis la communication de notre mémoire au dernier Congrès Breton, une étude plus approfondie des documents nous oblige à l'admettre. Le sort des reliques de son homonyme, prêtre, nous reste alors inconnu.

(10) Le nombre des jambages est égal dans les deux mots, - trois des six lettres sont les mêmes (a, a, c), et il a suffi, pour faire la transformation, de mal lire ou mal écrire les trois autres, chose aisée surtout dans les caractères des XIe et XIIe siècles. – Trithème, abbé de Spanhein, en l'évêché de Trèves, mort à Wurtzbourg en 1518, qui devait bien connaître les anciens manuscrits, assez nombreux, suivant les Bollandistes, conservés de son temps dans les monastères de la Belgique et du nord de la France, l'écrit Caurac, version encore plus rapprochée de Carnac, qualifiant saint Similien abbas Cauracensis, - Trithemius. – De viris illustribus ordinis S. Bernadieti, lib. 3.

(11) On peut également, sans aucun préjudice pour notre argumentation, le mettre sur l'emplacement de la chapelle actuelle du village, dédiée à Saint-Tual ou Tugdual, un des instituteurs du monachisme breton, dont le culte a toujours été un des plus répandus dans tous nos diocèses, excepté peut-être dans celui de Nantes, le dernier occupé par nos pères.

(12) Ils durent être ainsi désignés jusques à la prise de possession du Haut-Vannetais par leur vaillant prince Waroc ou Gwerec II, fils de Macliau, et, par conséquent neveu et successeur de Conober, lequel constitua le tygernat ou comté de Vannes méridional, appelé de son nom Broérec (Browerec, pays de Gwerec, tandis que le nord de l'ancienne cité romaine de Pou-Tro-Coët (Pagus Transyloam), restait en dehors de ses possessions, ayant peut-être fait la part de conquête du prince Widimaël, son allié fidèle dans ses nombreuses expéditions contre les Francs. La qualification de rex occiduorum Cornubiensium donnée au roi Gradlan-Meur, dans une vie manuscrite de saint Gwénolé de Landévénec, de la Bibliothèque cottonienne de Londres, attribuée par Usser à un ancien auteur armoricain et citée par les Bollandistes (tome Ier de mars, p. 245) autorise suffisamment cette opinion.


Bulletin archéologique de l'Association bretonne 1893 (34e congrès, 1892; 3e sér., t. 11) p. 50 à 57

 

Chom e hremb. Né déhemb ket mui.
 
 
 
 

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